Par Pierre Cornu et Jean-Luc Mayaud, enseignants d’histoire contemporaine des UniversitésLe peuple souverain s’est prononcé : après une campagne longue et intense, dans une participation massive et à une majorité indiscutable, il a choisi, avec Nicolas Sarkozy, le candidat de la « liquidation » des héritages et des idéaux de l’humanisme social.
Nous sommes les liquidés : intellectuels de la « pensée unique de gauche », chercheurs qui ne trouvent jamais rien d’utile, «droits-de-l’hommistes» incorrigibles, oppresseurs de la fierté nationale, partisans des «fraudeurs» des «assistés» et, qui sait, peut-être complices de «terroristes». Enfin démasqués, désavoués, désarmés. Et si l’on nous accorde le bénéfice de la sincérité, cruellement atteints par ce verdict.
Mais reconnaître la défaite de la pensée n’implique pas de renoncer à penser. Menacée dans les fondements même de son existence par l’avènement planétaire d’une société de marché négatrice de toute valeur autre que mesurable en monnaie, sommée d’accepter les règles d’une compétition sans merci pour la survie économique dans un contexte de rétrécissement dramatique des ressources de la planète, une majorité du peuple de ce pays s’est donnée à celui qui, au nom de l’« efficacité », a choisi d’incarner la trahison de ses idéaux collectifs. Pis que cela, celui qui a érigé la trahison en idéal, ascèse collective vers une « vérité » retrouvée de la nation, enfin débarrassée de l’angoisse de la responsabilité morale et du souci d’autrui.
Ce pays de passion politique ne fait jamais rien à demi. C’est les yeux grands ouverts que la France majoritaire a choisi l’aveuglement ; c’est libre et consciente qu’elle a choisi l’aliénation, le reniement, la soumission. Rencontre d’une névrose individuelle et d’une névrose collective, dans la production d’une énergie morale désespérée et autodestructrice. Que faire, que dire face à un tel désastre ?
Clairement, les vieux mots d’ordre de l’humanisme ne sont plus de mise : dénoncer, éduquer, cultiver, nous l’avons fait, génération après génération, au pouvoir et dans l’opposition, en chaire et en livres, et c’est cette conception descendante des Lumières et de la morale civique qui se trouve aujourd’hui rejetée sans appel. Nos mots ne résonnent plus, ne vibrent plus dans les corps. Les prédicateurs et les camelots l’ont emporté sur les maîtres. L’économie du désir a subverti l’ordre symbolique ; la politique de la peur et de la haine a remplacé celle de la conscience et de la justice. On peut s’en désoler, il y a là un fait : l’humanisme et l’universalisme renaîtront dans l’expérience incarnée du jeu social et de la production du sens, ou il ne renaîtront pas.
Les recettes du pragmatisme politique, tout autant, sont épuisées : la candidate de la gauche, Ségolène Royal, a fait tous les compromis possibles avec l’ordre des choses, cela n’a pas suffi à faire accepter par une majorité l’idéal de responsabilité morale du corps civique dont elle se voulait porteuse, non plus qu’à défendre les derniers vestiges de l’universalisme révolutionnaire auxquels elle ne voulait pas renoncer. C’est, justement, pour les aider à oublier les promesses des Lumières et le goût du bonheur que les citoyens se sont donné un chef impavide, lui-même en rupture d’héritage. Aller plus loin dans l’empathie avec le malade, ce serait se mettre au service de son mal.
Bien sûr, nous dira-t-on, il y a aussi la main tendue du nouveau pouvoir, généreuse, magnanime : renier ses « vieilles lunes », monter sur une estrade pour confesser ses péchés, et participer à la construction enthousiaste de la « France de demain ». Suivre le chemin du « réalisme », écouter enfin, avec une humilité que la gauche aurait oubliée, la supposée demande d’autorité et d’efficacité de la « majorité silencieuse ». Majorité qui, dans une assimilation de l’ordre moral aux lois biologiques, serait la gardienne des vertus propres de la nation, puisées tout d’abord dans l’ascèse de l’effort, du travail, de la discipline ; ensuite dans un ancrage à « la terre » qui, elle, et contrairement aux artifices de l’intellectualité, « ne ment pas ». Majorité qui, dans l’acceptation résignée de sa faiblesse face à la complexité et aux menaces de la mondialisation, en appellerait donc, après les faux espoirs de la libération du sujet, à la protection des puissants. Mais quel mépris de l’humanité, quelle morgue aristocratique ou cléricale faut-il ressentir pour adhérer à ces représentations archaïques et accepter de les manipuler à son profit ?
Nous refusons cette main tendue ; nous refusons la normalisation néo-conservatrice. Nous choisissons, aux côtés de tous ceux qui croient encore à la fécondité de l’idéal des Lumières et du contrat social, et au nom de tous ceux que l’on menace d’en être exclus ou qui le sont déjà, la voie de la résistance.
Celle-ci ne peut toutefois se concevoir dans la répétition, fut-elle généreuse et sincère, de gestes hérités. Que les historiens soient au moins utiles à cela : rejeter le fétichisme de l’histoire, et la vaine croyance en l’existence de « lois » et de « répétitions » – à la fois rassurantes et désespérantes. Nous ne sommes pas en 1940. Le 6 mai 2007 n’est pas un coup d’État. Pas non plus le produit d’une lutte des classes, victoire du pot de fer contre le pot de terre – même si la rupture du compromis historique entre le capital et le travail, incarné dans l’État social, a pesé lourd dans ce scrutin. C’est au vrai une crise sociale, culturelle et morale d’une ampleur et d’un genre nouveaux, une crise de civilisation de l’ensemble des sociétés post-industrielles qui, miroir inversé du siècle des Lumières, menace de nous plonger, au nom de la compétitivité, dans une logique mortifère de purification du corps social.
De fait, l’intelligibilité globale du projet historique des Lumières s’est évanouie dans la complexification des sciences, l’autonomisation des instances de pouvoir nationales, européennes et planétaires – qui peut encore prétendre en maîtriser les enjeux ? – et la perte de substance de l’éthique – simple instrument de légitimation de l’ordre des choses. Et c’est bien ce qui a permis, avec le passage de la révolution industrielle à la révolution technologique, la confiscation des outils de la puissance par une élite oublieuse du compromis social et politique de son avènement, et tentée de substituer à un contrat social et un État-providence bien trop contraignants pour elle une stratégie de manipulation médiatique et une gestion de la force de travail et des consommateurs par la peur économique. Dès lors, il est aisé de comprendre comment les démagogues, alliant maîtrise du capital financier, des firmes technologiques, de l’industrie du divertissement et de grands partis politiques, ont pu cyniquement convaincre le corps social de la responsabilité de la « gauche » ou de « Mai 68 » dans la destruction des formes anciennes de solidarité et de protection – la nation, la communauté, la famille –, générant une criminalisation de la misère et une suspicion généralisée entre dominés, artificiellement segmentés en groupes culturels ou ethniques. Et c’est aujourd’hui nous tous, sujets-objets schizophrènes de sociétés techniciennes dont nous sommes incapables de comprendre les lois et le devenir, qui sommes en danger d’anéantissement identitaire et moral, ennemis de nous-mêmes et d’autrui.
Dans ce climat d’extrême tension et d’anxiété générale, que l’on entende pour ce qu’elles signifient les métaphores sportives et compétitives récurrentes du nouveau président : il s’agit désormais de courir, courir à perdre haleine vers la « fin de l’histoire ». La mort derrière, la mort devant, la mort comme monture. L’évangile anti-humaniste auquel s’était converti le candidat Nicolas Sarkozy est bien, face à l’horizon muré du siècle, un vertige de la toute-puissance et de l’auto-aliénation. Vertige dans lequel tout l’appareil d’État centralisé de la France républicaine, qui plus est privé de contre-pouvoirs par la soumission des principaux médias et l’écrasement électoral de l’opposition de gauche, se trouve à partir de ce jour engagé.
Or, l’humanisme social, même rénové, ne peut rivaliser dans cette sorte de compétition. Il est fini le temps où l’on pouvait, la foi révolutionnaire chevillée au corps et la culture de l’honnête homme en tête, préparer méthodiquement la « socialisation » des outils de la puissance. Les groupes médiatiques, les fonds de pension, les laboratoires technologiques, et même les outils réglementaires de la vie économique planétaire sont aujourd’hui hors de portée de tout mouvement social. Et quand bien même un tel mouvement parviendrait à placer ses leaders aux fonctions de pouvoir, ce serait pour les voir déchirés entre l’impuissance à modifier les règles du jeu et la trahison des leurs. Les exemples, hélas, abondent de tels échecs. De ce point de vue, les économistes qui conseillent le nouveau président et qui l’ont aidé à discréditer le programme de son adversaire (mais se sont bien gardés de critiquer ses promesses compassionnelles) ont parfaitement raison : la croissance capitaliste post-industrielle est incompatible avec quelque régulation sociale que ce soit. Elle exige une aliénation totale du social – et donc de l’humain – à la rationalité financière.
Tout ce que l’humanisme peut faire, et ce qu’il doit faire dans le siècle présent, où la course à la croissance matérielle et à la consomption des ressources et de l’environnement menace le devenir même de l’humanité, c’est justement refuser d’y participer ; refuser d’accompagner de ses discours et de ses vertus consolatrices la brutalité du capitalisme parvenu à son stade ultime. Il doit choisir la non-puissance. Freiner le train tant qu’il est temps. Avec et au nom de ses passagers.
Contre l’énergie morale négative de l’anti-humanisme, appuyée sur la maîtrise des outils techniques, financiers et médiatiques de la puissance, il lui faut donc régénérer sa propre énergie morale, son propre élan historique dans la sphère de la vie sociale et de sa production symbolique autonome et souveraine. Aucune société, en effet, ne peut vivre sans donner sens à son rapport au monde et sans capacité à projeter celui-ci. À plus forte raison ne peut-elle vivre de la destruction de son propre univers symbolique. Or, c’est bien là le talon d’Achille des contre-révolutions néo-conservatrices qui frappent les pays post-industriels, depuis le foyer américain jusqu’à la France : la nécessité, pour elles, de fondre dans leur creuset tous les héritages moraux de leurs nations pour produire les va-leurres de leur aliénation et les empêcher de prendre conscience de l’absurdité criminelle de la course à la puissance et de l’énergie de la peur et du désir mêlés. Il faut donc, résolument, leur dénier l’accès à ces héritages. Refuser, si le président Sarkozy persiste dans son projet mortifère, de servir le ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration. Nous laisser ensevelir dans le silence. Donner à entendre le vide sidéral d’un idéal humain ramené à la lutte pour la vie et à la haine d’autrui.
À l’évidence toutefois, ce sont des révisions déchirantes que cette forme de résistance nous impose. Car il va falloir se déshabituer d’en appeler à la France de 1789, de 1848 ou du Front populaire ; renoncer à invoquer, dans les conseils de discipline des écoles ou dans les tribunaux, dans les grèves et dans les manifestations, la tolérance, les « circonstances atténuantes », « l’excuse de minorité », le droit social ; oublier, aux grilles des camps de rétention pour sans-papiers, l’utopie d’une France « terre d’asile », d’une France généreuse de son enseignement, de sa vie culturelle et scientifique, artistique et philosophique, de sa médecine publique et de ses savoir-faire techniques. Cette France-là, cette France spirituelle, la France réelle majoritaire, son président et ses serviteurs ont décidé de la sacrifier. Qu’ils assument cette violence contre eux-mêmes, et le parricide dont elle est symboliquement entachée. Qu’ils assument, sans les oripeaux de la culture et de la morale, l’obscénité de la guerre économique. Les vers de Victor Hugo, les mots de Jean Jaurès, la science et la lucidité de Marc Bloch, le sang des morts du maquis des Glières ne répondent plus de leurs choix.
C’est donc pour ne pas laisser consumer et disparaître cette France dans les fourneaux de l’utilitarisme économique et de la démagogie politique, que nous choisissons aujourd’hui d’en détacher les amarres. Nous sommes, en elle, en exil. Non pas condamnés à l’impuissance par le verdict des urnes – la science et la pensée ne sont pas de leur ressort –, mais ayant fait le choix, justement, de détruire le lien symbolique entre la légitimité et la puissance, celui-là même que les penseurs des Lumières avaient noué, dans le laboratoire de l’Encyclopédie. Acte de violence certes, mais contre nous-mêmes pour l’essentiel. Ce n’est pas la vocation d’un chercheur, habité par l’idéal d’éclairer la vie sociale et les choix institutionnels du fruit de ses découvertes et de son expertise, que d’entrer en lutte avec les représentants du peuple souverain. Pourtant, encore une fois, ce n’est pas nous qui avons voulu la sécession entre les deux cités ; ce n’est pas nous qui avons rompu l’alliance entre l’élan spirituel de production de la connaissance, de la valeur et du sens, et l’élan physique et technique de production de l’espace, de la richesse et de sa répartition. Aussitôt que le corps civique, sorti de l’illusion collective dans laquelle il s’engage aujourd’hui contre ses intérêt les plus immédiats, exprimera le désir de renouer avec les valeurs de solidarité, de partage et de responsabilité individuelle et collective qui ont produit les plus beaux moments de l’histoire de ce pays, nous serons là pour lui rendre son héritage et, à son service, au service du bien public, l’aider à en actualiser et à en incarner les principes.
En attendant ce jour, que les amis de la France des Lumières ouvrent les yeux : celle qu’ils aimaient et admiraient n’est plus. La patrie des droits de l’homme est en exil sur son propre sol, et eux qui prétendent parler en son nom sont des usurpateurs.
Que les élus, représentants d’associations, chercheurs, enseignants, travailleurs sociaux, artistes, militants qui restent attachés aux idéaux révolutionnaires, libéraux au sens humaniste du terme, respectent le choix des urnes ; mais qu’ils ne collaborent pas aux lois liberticides ou criminogènes, qu’ils n’apportent pas la caution de leur autorité morale à la destruction de la morale. Défendons les collectivités territoriales et les institutions économiques et culturelles encore libres ; organisons, dans l’oubli des querelles intestines, la résistance parlementaire ; agissons, en silence, pour soutenir les exclus du nouvel ordre social et en amoindrir les souffrances ; mais ne laissons pas croire, si les projets annoncés sont mis en œuvre, que la République soit toujours dans la république. Lorsque ne resteront, autour de l’homme qui s’est fait élire sur la trahison des Lumières, que d’autres traîtres, des arrivistes et des courtisans, alors même les outils de la communication moderne ne pourront plus rien pour masquer son illégitimité.
Enfin et surtout, que tous ceux qui, sur ce sol, croyaient pouvoir invoquer les Lumières pour défendre leurs droits, sachent que ceux-ci sont désormais lettre morte. Qu’ils n’épuisent pas leur énergie à affronter un État redevenu Bastille, des dominants redevenus noblesse. Qu’ils ne cèdent pas à la haine, qui nourrit la peur et le repli. Qu’ils ne donnent pas à la machine sécuritaire le sang dont elle a besoin pour se légitimer. Si celle-ci doit tomber un jour, ce sera avec d’autres armes que celles du passé. Non pas les uns contre les autres, « majorité silencieuse » contre « minorité morale », victimes contre victimes, mais ensemble, dans la dignité retrouvée et refondée du lien social et de notre lien au monde. Les nouvelles révolutions sont à inventer.
Lyon, le 7 mai 2007